Ecrit par l’Ingénieur El Hadj SIDI BRAHIM SIDI YAHYA
Sur le plan des principes, l’instauration d’un régime de sanctions pour les infractions routières constitue indéniablement une mesure salutaire : elle vise à restaurer l’ordre public, à réduire les accidents de la route et à promouvoir une culture de responsabilité partagée.
Mais pour que cette politique atteigne réellement ses objectifs, encore faut-il qu’elle s’appuie sur un diagnostic rigoureux de la réalité du terrain, ainsi que sur des mécanismes d’application justes, transparents et adaptés. Or, c’est précisément l’absence de ces fondements qui semble aujourd’hui caractériser la mise en œuvre du nouveau dispositif des amendes de circulation.
Le gouvernement dirigé par le Premier ministre Moctar Ould Djay a récemment entériné une réforme établissant un système d’amendes tarifées selon la gravité des infractions commises. Mais cette réforme, bien qu’ambitieuse, soulève de sérieuses interrogations dans un contexte où les fondations du système routier restent fragiles et inégalement construites.
Historiquement, l’octroi du permis de conduire en Mauritanie s’est souvent affranchi des standards élémentaires de compétence requis. Pendant des années, des permis ont été délivrés sans que ne soit garanti un niveau minimal de maîtrise des règles de conduite. Cette dérive trouve son origine dans l’inertie — voire la complicité tacite — des entités administratives chargées de réguler ce secteur stratégique. Ces mêmes structures, censées aujourd’hui exiger discipline et rigueur, portent une responsabilité historique dans l’effondrement qualitatif du corps des conducteurs professionnels. Réparer les conséquences d’un tel passé nécessite d’abord l’aveu de cette responsabilité institutionnelle.
À l’échelle sociale, cette réforme agit comme un catalyseur de précarité. Le chauffeur de taxi, usé par de longues heures de labeur quotidien, se retrouve fréquemment désemparé lorsqu’on lui présente, sans avertissement préalable, un cumul de contraventions qu’il ignorait jusqu’alors. Ces infractions, au lieu d’être notifiées au fur et à mesure, sont méthodiquement conservées, puis dévoilées en une seule fois, créant un effet de surprise quasi punitif. Placé devant un ultimatum — s’acquitter en bloc de l’ensemble des amendes sous peine de voir ses pièces administratives confisquées — il est sommé de répondre d’un passif dont il n’a ni mesuré l’ampleur, ni anticipé les conséquences. Une telle pratique, en contradiction avec les principes élémentaires de transparence et d’équité procédurale, s’apparente davantage à une stratégie de dissuasion brutale qu’à un levier de responsabilisation progressive.
Quant aux propriétaires de véhicules — souvent de modestes investisseurs — ils assistent, impuissants, à la dépréciation de leur actif, contraints de revendre à vil prix leur seul outil de subsistance. Car face à l’incapacité du chauffeur de taxi à régler des amendes souvent exorbitantes, c’est le propriétaire qui en assume, in fine, les conséquences les plus lourdes. Ne disposant d’aucun levier juridique ou financier pour se prémunir contre ce transfert de responsabilité, il se voit acculé à liquider son bien.
Le comble de l’injustice réside alors dans cette double perte : d’un côté, un chauffeur sanctionné au-delà de ses moyens ; de l’autre, un propriétaire ruiné, bien que non fautif. Ainsi, tous deux se retrouvent évincés du circuit économique, sans ressources et sans recours, victimes collatérales d’un système punitif sans filet de sécurité.
Ce tableau contraste violemment avec les engagements récents du gouvernement, notamment ceux énoncés lors du dernier Conseil des ministres qui annonçait la mise en œuvre d’un nouveau Code des investissements censé faciliter l’initiative privée et renforcer la confiance des citoyens dans le climat des affaires. Comment prôner l’investissement productif tout en sapant la viabilité des microprojets par des politiques punitives désincarnées ?
Conscient des dérives systémiques et des déséquilibres sociaux que pouvait engendrer une politique strictement répressive, j’avais formulé, plusieurs mois avant l’entrée en vigueur de ce dispositif, une proposition fondée sur le bon sens stratégique et l’équité : la mise en place de centres nationaux de formation à la conduite, couplée à un processus graduel et encadré de requalification des conducteurs sur une période triennale. Cette vision n’entendait nullement fragiliser l’autorité normative de l’État, mais visait au contraire à réconcilier impératif réglementaire et justice sociale, en substituant à la logique punitive une dynamique d’accompagnement, de montée en compétences et d’appropriation citoyenne des règles de circulation.
Dans cette même dynamique, il devient aujourd’hui impératif d’élargir le spectre de la réforme à l’ensemble de l’architecture administrative et pédagogique du permis de conduire. Cette refondation doit s’appuyer sur des leviers structurels : généralisation des examens électroniques standardisés pour assurer l’uniformité et la transparence des épreuves ; sécurisation des titres délivrés pour garantir leur crédibilité nationale et internationale ; et, surtout, mise sous tutelle effective et permanente des auto-écoles, longtemps laissées à une régulation laxiste.
À ces mesures s’ajoute la nécessité d’introduire un permis électronique infalsifiable, doté d’une puce sécurisée intégrant les données personnelles du conducteur (identité, photographie, catégories autorisées, historique des infractions, etc.), afin de renforcer la traçabilité, la fiabilité et l’interopérabilité du système.
Mais toute réforme, aussi ambitieuse soit-elle, demeure lettre morte si elle ne s’ancre pas dans une démarche participative. C’est pourquoi cette refonte institutionnelle doit être conçue comme un pacte civique renouvelé, reposant sur l’engagement actif des citoyens. Car un système routier fiable et équitable ne se bâtit pas à coups d’amendes ou d’interdits, mais par la pédagogie des normes, la clarté des procédures, et la restauration d’un lien de confiance entre les usagers et l’État garant de la sécurité publique.
Enseignements internationaux
De nombreuses expériences étrangères viennent confirmer cette orientation :
Le Maroc (2015–2018) :
Avant de renforcer son régime répressif, le royaume a entamé une refonte complète de la formation des conducteurs entre 2015 et 2018 : révision des standards pédagogiques, unification des examens sous format électronique, et mise en place de programmes de requalification pour les conducteurs professionnels.
La France :
Chaque réforme du code de la route est précédée de campagnes de sensibilisation de plusieurs mois. L’introduction des sanctions suit un processus progressif : avertissements, puis pénalités. Cette gradation vise à inscrire le changement dans une logique d’adhésion plutôt que de confrontation.
Le Nigéria :
Le port du casque obligatoire pour les conducteurs et passagers de moto au Nigeria, instauré en janvier 2009, a provoqué une véritable onde de choc parmi les utilisateurs de « Okada » (motos-taxis) . Ce décret – appliqué brutalement, sans préavis ni formation préalable – a engendré de vives émeutes populaires, où des conducteurs, refusant l’amende, ont manifesté violemment dans plusieurs villes en signe de protestation. Confronté à cette révolte et au chaos croissant, le gouvernement nigérian a finalement renoncé à l’application de la loi, ordonné la restitution des motos saisies et mis en place des centres de formation gratuits pour les motards.
Cet épisode est une démonstration claire : la répression sans accompagnement éducatif aboutit à l’échec, et pire, à l’instabilité sociale.
En Europe :
Plusieurs pays européens, à l’instar de l’Allemagne, de l’Autriche ou encore des Pays-Bas, ont adopté ce qu’on appelle le principe de justice réparatrice dans leur politique de sécurité routière. Concrètement, cela signifie que certains conducteurs fautifs ne sont pas systématiquement sanctionnés par des amendes pécuniaires, mais peuvent se voir proposer une alternative pédagogique : suivre une formation obligatoire sur les règles de conduite, la prévention des accidents et les conséquences des comportements à risque.
Ce dispositif repose sur une conviction simple mais puissante : le changement durable ne naît pas de la peur de la sanction, mais de la compréhension des enjeux et de l’adhésion au règlement. En substituant l’amende par l’apprentissage, ces pays parient sur la rééducation plutôt que la répression, espérant ainsi réduire la récidive et responsabiliser durablement les usagers de la route.
La réforme véritable ne commence pas par la punition, mais par la conscientisation, la formation et l’encadrement. Il ne s’agit pas simplement d’établir un système d’amendes, mais de créer un écosystème juridique et social où la loi devient un instrument d’inclusion et non de marginalisation. Le citoyen doit être formé avant d’être sanctionné, accompagné avant d’être jugé.
Je lance un appel solennel aux autorités : suspendez l’application de ces sanctions dans leur forme actuelle. Engagez une réforme en profondeur de la formation routière. Préférez la pédagogie à la répression, l’inclusion à l’exclusion, la justice réparatrice à la sanction aveugle.